Henry Rollins

Les ados du punk hardcore en aller simple pour le mainstream

Julien Perez



They distort what we say. Rise above. We’re gonna rise above. Try and stop what we do. Rise above. When they can’t do it themselves. We are tired of your abuse. Try to stop us it’s no use…
Ca s’ouvre sur un ciel rouge, un sol poussiéreux et des arbres décharnés, un décor de studio, une esthétique de la désolation volontairement kitch qui rappelle celle de la vidéo d’Heart shaped box de Nirvana parue un an plus tôt, il s’agit bien du même réalisateur, Anton Corbijn, et nous sommes en 1994.
Un type musculeux, habillé tout en noir, est allongé sur le sol. Henry Rollins prend la parole. Debout Henry. Stand up.
A cette époque, j’ignorais que j’allais revenir plus tard vers la vidéo de Liar, le tube de Rollins Band – la bande à Henry Rollins – en heavy rotation sur MTV, diffusé en France via Best of trash. J’étais bien trop jeune pour connaître l’existence du DIY, et je ne savais pas que ce type à l’écran avait chanté dans Black Flag, l’un des groupes fondateurs du mouvement punk hardcore, une dizaine d’années plus tôt. Pour ma part, je cessais tout juste de jouer au pirate.
Fondu enchaîné, Henry se lève et déblatère.
Le clip de Liar est bâti autour d’un principe de dualité qui répond de façon littérale aux ficelles dramatiques de la chanson.
Pendant les couplets, Henry endosse divers costumes renvoyant à des personnages symboliques facilement reconnaissables – le policier pour l’Etat, la nonne pour la Religion, le super héros pour la Culture de masse – ; soit la trinité autoritaire et aliénante que les punks ont prise en grippe. Seul un quatrième ensemble vestimentaire – jean noir-t-shirt noir – est difficilement identifiable mais nous y reviendrons plus tard.
Henry, sous ces diverses apparences, déambule donc dans le décor apocalyptique de pacotille. Henry force les traits, cabot et grimaçant. La musique est douce, quasi dérisoire, presque d’ascenseur. Le chant, proche du spoken word, nous raconte l’histoire d’un paumé qui trouve consolation auprès d’un mystérieux prédicateur. Par quels moyens ce dernier parvient-il à regonfler l’ego du loser ?
La guitare se distord, les amplis vrombissent, les cymbales tintent. Le refrain fracassant mollarde la réponse :
Cause I’m a liar, yeah, I’m a liar. I’ll tear your mind up, I’ll burn your soul. I’ll turn you into me, I’ll turn you into me cause I’m a liar, a liar, a liar, a liar.
Henry est torse nu, peinturluré de rouge, corps diabolique et bandé sous stéroïdes, cou obèse de taureau. Les autres musiciens, jusqu’alors absents de l’image, s’agitent en arrière plan dans le mouvement de bascule propre au 90’s. Bang ! Des immeubles et des flammes en arrière-plan. Fondu.
Le couplet reprend, avec la même tranquillité. La douche écossaise se poursuit jusqu’à l’apothéose finale. Yeah I lie, I lie, I lie…
Quelques années plus tard, je découvre par hasard une vidéo dans laquelle Henry, jean noir-t-shirt noir, face à une salle de spectacle comble et hilare, se livre à l’exercice du stand-up, cette forme particulière de one-man-show dont notre modernité raffole. Il me vient alors naturellement à l’esprit les questions suivantes.
Comment passe-t-on du punk hardcore de Black Flag à la comédie ?
Comment passe-t-on du Do It Yourself à l’industrie du divertissement ?
Est-ce que le fait d’être à la fois l’interprète de Rise above et de sketchs graveleux dans une même existence consacre Henry Rollins comme un personnage hors du commun ? Ou n’a-t-il fait que réaliser un projet déjà inscrit inconsciemment dans la contre-culture dont il fut l’un des fondateurs ?
C’est alors que je songe à la vidéo de Liar, à la façon dont elle livre l’icône underground en cours de reconversion selon deux régimes de représentation. Pendant les couplets, Henry est seul à l’écran, roublard, volubile, déguisé. Aux refrains, Henry est accompagné par un groupe, il est un frontman beuglant, nu et sauvage. On tient le cabaret et le squat, côte à côte.
L’ensemble jean noir-t-shirt noir s’éclaircit, c’est la tenue du comique de stand-up. Celui qui porte les vêtements les plus neutres qui soient afin que chacun des spectateurs composant l’audience puisse s’identifier à lui lorsqu’il relève les cocasseries du fonds commun.
Pendant longtemps, j’ai haï les comiques car je les trouvais terriblement prétentieux. Je me disais qu’on ne pouvait être qu’ainsi pour s’arroger le monopole du bon mot et de l’observation qui fait mouche. Mais je pense désormais que ce sont des gens qui font preuve d’un altruisme profond, de dévoués sanitaires, proches de ces mouchoirs que l’on utilise pour extraire les comédons d’une peau grasse.
Jean noir-t-shirt noir, une tenue de sage-femme. Le comique n’invente rien, il n’est qu’un assistant, et l’éclat de rire communicatif qu’il aide à mettre au monde le précède. Que le monde soit risible n’est une nouvelle pour personne. Ce qu’il y a de profondément sordide dans le rire qui emplit un cabaret au fil des piques lancées par le boute-en-train de service, c’est l’abdication de l’assemblée concernée, incapable de prendre en charge les aspects dérisoires de sa propre existence, s’en remettant aux truculences, forcément banales puisque s’adressant au plus grand nombre, d’un amuseur public. Selon la fameuse stratégie démagogique consistant à « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas », le comique lie les individualités par le bas, permettant à chacun de se vautrer dans sa médiocrité, puisque cette dernière se révèle collective. Dans un cabaret, on ne rit que jaune.
Mais revenons à Henry. Redoutable ou charlot ? Qu’en est-il de son identité? A la vue du clip de Liar, il semble que celle-ci soit indécidable. « Je mens maintenant » ne cesse de nous dire la chanson, neutralisant ainsi l’accès à une vérité stable en reprenant à son compte ce paradoxe hérité de l’Antiquité. Tout participe à affirmer la primauté originelle du simulacre : de la superficialité exacerbée des décors d’Anton Corbijn à la performance du chanteur culturiste trublion, épuisant sa substance à force d’auto-singeries.
Et si Henry – celui qui déclarait à tous les fanzines de la côte ouest « I’m a freak » dans les années 80 et qui sauve désormais des adolescentes farcies de botox en canardant du dégénéré à la mitrailleuse dans le film Détour Mortel 2 – concentrait, par les excès et multiples transformations (sociales, musculaires, capillaires) que recèlent sa biographie, tous les paradoxes inhérents à une culture underground, punk et assimilés, qui voit le jour dans des squats banlieusards de Washington et Los Angeles dans les 80’s et finit par détrôner Michael Jackson de la première place des charts en 1991 avec Nevermind ? Et si l’impératif révolutionnaire Stand up braillé dans la chanson éponyme de Minor Threat signifiait bel et bien : « faisons du stand up, préparons une nouvelle farce populiste » ?
Dans un texte intitulé Iron, Henry raconte comment il en vint à la musculation. Adolescent maladroit et chétif, il était humilié par ses parents, raillé par ses professeurs, terrorisé par ses camarades. Il décrit assez précisément la façon dont il apprit à intérioriser haine et frustration, enviant secrètement ses bourreaux auxquels il aurait voulu ressembler pour échapper à leurs sévices.
Puis il fit la rencontre de M.Pepperman, conseiller d’éducation et vétéran du Vietnam bien bâti, qui le convainquit de soulever des poids. Mémorable première rencontre où M.Pepperman frappa Henry dans le plexus et l’envoya au tapis. Morale de l’affront : lorsqu’Henry serait capable de recevoir ce coup sans broncher, il serait sorti d’affaire et pourrait enfin se regarder dans la glace.
Henry commença donc à sculpter son corps avec assiduité. Régulièrement, M.Pepperman, surgissant de nulle part au détour d’un couloir du lycée, frappait Henry au plexus, faisant valdinguer ses livres scolaires sous les regards stupéfaits des autres élèves. Henry se relevait et repartait bosser à la salle de muscu. Un jour, après plusieurs mois de travail acharné, Henry encaissa le coup sans fléchir, esquissa un sourire et passa son chemin.
Dans la suite du texte, Henry médite sur la musculation, exploitant la polysémie du terme iron qui renvoie tout autant à la matérialité des barres et des haltères qu’au caractère qui se forge à leur contact : intransigeant, rude, solide, fort. Maîtrise et respect de soi se gagnent dans la souffrance. Force physique et force émotionnelle semblent intimement liées. Henry rappelle à ce sujet que, selon Yuko Mishima, un corps faible ne peut supporter une passion aussi intense que l’amour authentique. La réflexion se conclut ainsi : Friends may come and go. But two hundred pounds is always two hundred pounds.
S’il est évident que la pratique de la musculation est loin de caractériser dans son ensemble le punk hardcore des 80’s, le récit que fait Henry de sa transformation musculaire et la conception du corps qui en découle ne sont peut-être pas dénués d’intérêt pour saisir la maturation de ce mouvement.
Le corps, dans le texte d’Henry, est avant tout surface d’agression. C’est son défaut de grâce qui est sujet aux humiliations et c’est sur lui que portent les coups. La musculation s’apparente alors à une préparation au combat. Mais contre quel adversaire ? La musculation, en soi, n’est pas un sport de combat. Il est alors frappant de remarquer qu’en dépit de leurs velléités politiques, les textes des chansons punk hardcore peinent à définir l’adversité, souvent réduite à une abstraction contraignante (le père ? le professeur ? le pasteur ? la police ? le bully ? le militaire ? l’homme politique ? le percepteur des impôts ?) selon la dialectique usée jusqu’à la corde du I,We contre You, Them.
A cette menace liquide et protéiforme répond donc une sculpture paranoïaque du corps et une agressivité insatiable puisqu’incapable de s’épuiser sur un objet tangible. Henry, au cours de sa carrière, s’en prendra à peu près à tout ce qui bouge, à travers ses disques, ses livres, ses spectacles comiques et même parfois manu militari. Mais si plus rien ne peut atteindre ou résister à ce corps, revers de la médaille, plus rien ne semble pouvoir en sortir non plus. Explosif – comme on pourrait le dire du corps d’un sportif – mais aussi constipé : tel est le corps hardcore.
Les jeunes banlieusards à l’origine de ce mouvement sentent bien que quelque chose de fâcheux plane au dessus de leurs têtes – l’adolescence – mais jamais ils ne parviendront à en proposer une formule satisfaisante. Et plus ils ripent et bégayent sur cette formulation, plus leur musique se charge de fureur dévastatrice. Le public suit, forcément, chacun mettant un peu de ses propres maux dans la case vacante du mal à combattre. Des corps de guerriers habités par des adolescents capricieux, embourbés dans une mélasse idéologique dont ils ne se départiront jamais. C’est là que réside tout le sublime de ce mouvement. Ce déséquilibre. Cette tension entre un esprit en déroute et un corps prodigieusement fort, qui puise cette force même dans la défaite de l’esprit, c’est de là que naît le vertige.
Concentration aberrante d’énergie vitale et de vanité. D’un côté une petite révolution artistique à l’intensité folle : up tempo, power chords, géniale économie de moyens, cris renversants, slam, pogos, dessins-crachats en noir et blanc ; se met en place en moins d’une décennie une esthétique radicale dont il est très difficile de pointer les influences. De l’autre : un ressentiment moteur, une poésie de la vindicte, des sermonnaires de mal baisés et de la révolte formatée, sans le savoir, pour l’empire MTV en devenir.
Tous les écrivains qui ont, a posteriori, tenté d’insuffler un esprit à ce mouvement se sont brisé les dents. Et ce que j’entends par « esprit » n’a rien à voir avec le fait de méditer sur l’idiosyncrasie de toute pensée ou, à l’inverse, l’intelligence du corps. Ce que j’entends par « esprit », ou plutôt « absence d’esprit », c’est l’incapacité flagrante de ce mouvement à inventer des formes langagières capables de mettre à jour un litige jusqu’alors imperceptible dans le champ social. Incapacité qui tranche de manière malheureuse avec les ambitions révolutionnaires, ou pour le moins subversives, vociférées par ses têtes de proue. Il est donc assez grotesque de lire Michael Azerrad qui, dans son best-seller Your band could be our band, s’entête à qualifier cette ramasse de Chuck Dukowski, bassiste fondateur de Black Flag, de « personnage nietzschéen », ou Greil Marcus qui, dans son célèbre Lipstick Traces, entreprend de rapprocher le mouvement punk de dada et du lettrisme. Entreprises fallacieuses qui, sous couvert de réhabiliter ce qu’on a regroupé dans le fourre-tout de la « contre-culture », ne font que tisser des liens superficiels entre des entreprises artistiques et intellectuelles irréductibles, facilitant ainsi le travail de normalisation opéré par Wikipedia et les mauvais travaux universitaires.
Or, la vérité du mouvement punk hardcore, c’est sa puissance décérébrée. Ce n’est qu’en reconnaissant cela que l’on peut lui rendre sa spécificité. Et c’est aussi ainsi que les paradoxes tombent.
Que le punk hardcore, dans sa maturation, ait préparé l’arrivée de Nirvana en haut des charts n’a rien de fabuleux. Comment ce mouvement aurait-il pu être incompatible ou retors aux industries culturelles alors qu’il était incapable d’en saisir le fonctionnement, tout juste d’en ressentir les effets ? A l’origine, il y a effectivement une exaspération quant à la bande-son des années Reagan, une volonté de trouver une autre voie que le hip hop des noirs et la pop sirupeuse des yuppies, une volonté de s’inventer une jeunesse à sa mesure. Mais il semble qu’il y ait un malentendu de départ quant à l’aspect subversif de cette nouvelle culture, à commencer par la revendication d’autonomie qui fonde le principe du DIY et le supposé contenu séditieux de ses productions.
En effet, il serait tout à fait convenable de penser que, le seul axiome fixe du système capitaliste récent étant celui du profit, l’unique risque pris par le mouvement hardcore punk, au vu des industries culturelles, fut un risque économique. Une fois ce risque démenti au sein de l’incroyable réseau parallèle mis en place en moins d’une décennie (radios universitaires, fanzines, disquaires et distributeurs indépendants, bars et squats sur l’ensemble du territoire américain), il n’est pas étonnant que nombre de productions ayant vu le jour dans cet « underground » aient été intégrées sans peine aux flux des industries culturelles.
L’erreur d’appréciation, qui conditionne la naïveté et l’arrogance du mouvement punk hardcore, consiste à avoir cru que le champ de bataille était celui de la morale. Or, dans le système capitaliste contemporain, telle production esthétique choquante n’est pas diffusée, non parce qu’elle n’est pas rabattable sur un ordre moral et politique immuable, mais parce que son caractère choquant ne sera pas, selon toute probabilité, populaire. Il faut donc considérer que, dans le capitalisme contemporain, tout ce qui revêt la forme d’une morale précapitaliste, avec le cortège d’hérétiques que cette dernière permet de penser dans les creux de ses préceptes, n’est en fait qu’un axiome qui peut être abandonné sans aucune mauvaise conscience dès lors que les fluctuations de l’ordre économique le rendent impropre à réguler les flux marchands. En l’absence de barrières morales infranchissables, pour le meilleur et pour le pire, le seul obstacle auquel est confronté l’artiste est celui du public. Lorsque cet obstacle fut franchi, les industries culturelles accueillirent les vilains petits canards à bras ouverts.
En réalité, l’avènement des blancs-becs banlieusards coléreux en tête des ventes de disques n’est ni plus ni moins que l’avènement de self made men, l’histoire d’un succès purement américain. Et cela ne prit qu’une petite décennie à they, cet ordre aliénant, abrutissant, obscurantiste, pour s’identifier à son reflet hirsute et débraillé, we. Les sales gosses de banlieue devinrent photogéniques et c’est probablement ce qu’ils souhaitaient depuis toujours : un aller simple pour le centre ville et la possibilité de pouvoir parler aux plus jolies filles du bahut.
Qu’en est-il d’Henry Rollins dans son rôle de comique ? Sa présence sur scène n’a plus rien d’animal, elle est tristement humaine : assurée, rassasiée, nantie d’elle-même. Fin de la mue. Les vannes qu’il balance sont plutôt has-been, voir réacs. Néanmoins, il a le mérite de faire apercevoir des ponts insoupçonnés entre le pogo et l’éclat de rire collectif : deux catharsis plutôt bas-de-gamme, à la différence près que la première possède l’odeur vivifiante du musc adolescent là où la seconde refoule l’accident de prostate. De la pensée maladroite et pleine de morgue qui caractérise le punk hardcore à la pensée vaincue sur laquelle prospère l’industrie du divertissement, il y a ce que nous pourrions nommer un ratage du passage à l’âge adulte. Heureusement, tous n’ont pas fini comme Henry.
En fin de compte, le punk hardcore n’aura jamais fait de mal à une mouche, mais sans lui, des milliers de kids auraient eu une jeunesse beaucoup moins trépidante. Le hardcore punk est resté jeune jusqu’à la mort. On aura eu de bons moments.


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4 commentaires:

  1. C'est du lourd, et l'article (vrai muscle) et Henry Rollins (faux muscle). Bien vu l'auteur.

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  2. L'article est une belle déconstruction.
    Henry Rollins c'est bien le faux teigneux qui apparaissait comme un diable rouge dans un clip ?
    Si oui, même pas peur !

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