Vivre avec une araignée géante

Le pénible quotidien d’une jeune Bretonne

Gaëlle Bantegnie

Il devait être minuit, peut-être plus, j’étais assise au milieu du lit de la chambre mansardée, un livre à la main. Au rez-de-chaussée, mes parents dormaient déjà sans doute. Elles sont apparues subitement, immenses et noires, à ma gauche et à ma droite, immobiles sur la moquette avec leurs longues pattes. Sur le coup, je n’ai pas eu trop peur, j’ai pensé que la première fois c’était pire. La première fois, c’était moi, exactement comme dans La Métamorphose de Kafka. C’était trois ans auparavant, dans la même chambre, le même lit, à la même période -début juillet- à peu près à la même heure. J’étais terrorisée mais j’avais fait l’effort de me lever et, dans le miroir de la salle de bain, je m’étais auscultée. Mes cheveux longs, mon visage, mes bras et mes mains étaient bien là, absolument intacts, mais je me prenais quand même pour un gros cafard noir. J’avais dérangé ma soeur qui lisait dans sa chambre. Elle m’avait confirmé que j’étais normale et j’avais pu dormir sereine.
Cette fois, elle était sortie, dans un bar ou en discothèque. Les araignées occupaient toujours une bonne partie de la grande pièce. Je n’osais pas bouger. Il fallait bien dormir pourtant, alors je me glissai délicatement dans le creux du lit, le drap remonté jusqu’au menton en guise de protection. J’essayai d’éteindre la lumière mais la rallumai aussitôt. Au bout d’un moment, je finis quand même par m’assoupir escortée par les deux arthropodes géants.
Quand je me suis réveillée le lendemain, je n’ai pas eu besoin d’inspecter la chambre pour savoir qu’elles n’étaient plus là. J’ai pris une douche, je me suis habillée, il faisait beau. J’ai descendu l’escalier de bois vernis qui mène au séjour et j’ai senti qu’elle était revenue. Elle au singulier puisqu’il n’y en avait plus qu’une, ce qui ne m’a pas étonnée plus que ça. Je ne sais pas trop comment elle a réussi à descendre la quinzaine de marches avec son grand corps tout noir.
Au rez-de-chaussée, il n’y avait personne, mes parents et ma soeur étaient déjà partis au travail. D’habitude, Louisa ne travaillait pas, à cette époque-là, elle était étudiante. Elle avait juste trouvé un petit boulot pour l’été : elle testait des produits avant leur mise sur le marché.
J’ai préparé mon petit déjeuner comme si de rien n’était, mon père m’avait laissé un peu de café. Je n’étais pas effrayée, plutôt embarrassée. Ce jour-là, David devait me rejoindre chez mes parents à Quimper. On devait y passer quelques jours puis partir en Italie. Il n’était jamais allé en Italie, moi si. Il avait prévu d’arriver en début d’après-midi, ce qui me laissait un peu de temps. J’aurais bien aimé que ça passe comme c’était venu mais ça ne passait pas. L’araignée géante était toujours là, quelque part dans le salon. Je n’ai pas allumé la radio ce matin-là, pas écouté le flash sur France Info, j’ai téléphoné à ma soeur pour lui proposer qu’on déjeune ensemble à la brasserie Le Finistère. Il fallait que je la voie. La première fois, parler avec elle avait suffi à faire disparaître l’insecte.
Je suis sortie de la maison vers midi moins le quart. J’ai pensé que l’araignée ne me suivrait pas dehors, que sa présence était incompatible avec l’espace public. Sur une centaine de mètres, j’y ai cru. Et puis non. Quand j’ai tourné à droite au bout de la rue, elle était dans mon dos. Sous le doux soleil de juillet, on a marché toutes les deux jusqu’au centre ville.
Louisa est arrivée avec dix minutes de retard à la brasserie, écoeurée. Elle venait de tester une dizaine de dentifrices. Je lui ai dit «Faut que j’te parle». On a commandé deux croque-monsieur. Elle m’a juré de ne rien dire aux parents.
- J’ai l’impression d’être suivie par une araignée géante.
Je ne me souviens pas ce qu’elle a répondu, on ne sait pas trop quoi dire dans ces cas-là. Elle a dû me demander si ça allait, si je me sentais bien, si elle devait prendre son après-midi pour rester avec moi. Je l’ai rassurée en lui disant qu’à part ça, tout allait bien et que je ne serais pas seule longtemps puisque David devait arriver vers 15h. Elle est retournée au travail en regrettant de ne rien pouvoir dire aux parents.
J’étais soulagée de lui avoir tout raconté. Je traversais la place de l’hôtel de ville, passais devant la cathédrale gothique, croisais quelques touristes sans plus rien sentir dans mon dos.
Il était presque 15h quand je suis rentrée à la maison. David est arrivé, il a tout de suite voulu aller à la plage pour profiter du beau temps. J’ai enfilé un maillot et suis montée dans la Clio en direction des Sables Blancs. Il me parlait de lui, de la semaine qu’il venait de passer dans la maison de vacances de ses parents dans le Morbihan.
Contrairement à d’habitude, ça ne m’amusait pas trop de me baigner. J’avais même un peu peur, l’eau verdâtre m’inquiétait. David s’amusait comme un petit fou, il se bouchait le nez avec deux doigts pour faire des galipettes. J’étais debout, les bras croisés sur la poitrine sans me décider à nager quand elle est réapparue quelque part au milieu des vagues. J’ai pleuré un peu je crois puis je suis retournée sur la plage suivie de près par l’énorme animal.
J’ai dit à David «J’ai l’impression d’être suivie par une araignée géante». Je crois qu’il a ri parce qu’il n’est pas du genre à pleurer. Il m’a prise dans ses bras et j’ai ri aussi parce qu’en un sens c’était comique.
Le jour suivant l’araignée était toujours là. J’ai dit à David que je ne voulais plus aller en Italie. Il s’est mis en colère, on devait aller voir Pompéi, c’était prévu de longue date. On s’était beaucoup disputé cette année-là, ça devait être le voyage de la réconciliation, c’est pour ça qu’il l’a mal pris.
Je n’ai pas donné les vraies raisons. J’ai dit «L’Italie c’est trop loin, ça fait trop de route et j’ai peur en voiture». Ce qui n’est pas faux. Il a déplié la carte de France, on a opté pour le Pays basque. On n’a pas reparlé de l’arthropode qui avait pourtant assisté à toute la conversation.
On a pris la route un mardi, j’étais plutôt contente de quitter la Bretagne. L’araignée s’est installée comme elle a pu sur le siège arrière de la Clio. Je ne pensais pas qu’elle partirait en vacances avec nous mais je n’avais plus peur, je commençais à m’habituer à elle bizarrement.
Le soir, on a planté la tente à Tarnos-Plage à quelques kilomètres de Bayonne. On avait roulé toute la journée, on n’a pas voulu aller plus loin. La mer était vaseuse, ça m’a angoissée, je ne me suis pas baignée. Je devais faire une drôle de tête, David m’a demandé ce que j’avais. J’ai dit que l’endroit ne me plaisait pas, que la plage était moche et que je ne voulais pas camper. On s’est engueulé, j’ai fait une crise de nerfs, il m’a consolée, on a décidé d’aller au restaurant.
Quand on est entré dans Bayonne, il faisait chaud et déjà sombre. On a garé la Clio sur un parking gratuit puis marché le long de l’Adour à la recherche d’une terrasse. Dans le fleuve, des dizaines de poissons se nourrissaient à la sortie des égouts. D’après David, c’était certainement des mulets. Je ne sais plus où était l’araignée à ce moment-là, peut-être avait-elle disparu, mais c’était presque pire, son absence ne me soulageait plus. On a trouvé une pizzeria pas trop chère avec nappes à carreaux et pierres apparentes. J’ai refusé qu’on s’installe à l’extérieur. J’éprouvais un énorme dégoût à l’idée de dîner sur le trottoir, à deux ou trois mètres des voitures, sous le regard des vacanciers. Le serveur nous a indiqué une table libre dans la salle. On a commandé deux menus. Je n’ai jamais terminé mon entrée. Prise de spasmes incontrôlables, j’ai dû sortir du restaurant soutenue par David. J’ai appris plus tard que j’avais fait ce que le corps médical appelle une attaque de panique. On est rentré au camping. Je n’ai pas bien dormi dans la canadienne bleue que j’ai prise pour une toile d’araignée.
Les hallucinations accompagnées de convulsions plus ou moins intenses ont duré trois semaines jusqu’à ce qu’on appelle un médecin de garde. C’était une femme, elle m’a prescrit de fortes doses de Xanax. Pendant 5 jours, j’ai dormi 20h sur 24. Les médicaments ont fait cesser tous les troubles.
Ou presque.


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4 commentaires:

  1. épouvantable.
    dans l'enfer c'est les autres, il y a de l'espoir car les autres on peut espérer s'en débarrasser
    Ici l'enfer est en soi alors où est l'espoir

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  2. Vous avez eu raison de profiter du beau temps pour vous baigner, en Bretagne c'est important de profiter du beau temps, parce que ça ne dure jamais très longtemps voyez-vous.

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  3. LOL.
    Le coup de l'écrivain qui sait pas crire et en titre un style. Un peu comme Houellebecq en son temps (platitude des expressions, du vocabulaire, imparfait de lassitude...). Bien joué! J'aime pas du tout - mais vous vous en fichez - en revanche, c'est dans l'air du temps. On t'a reconnu, Yann Moix!

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