La chambre à coucher sens dessus-dessous

Le futur serait un lit en portefeuille

Julien Perez

Quand j’étais enfant, je souffrais de terreurs nocturnes, si bien que je passai, jusqu’à mes dix ans, nombre de nuits sur le canapé du salon. Ma chambre à coucher, ce terrain de jeu sur lequel je m’adonnais sans appréhension à mes élucubrations enfantines toute la journée, une fois changée en vacuum par l’extinction des feux, s’emplissait d’une insupportable présence fantomatique que je reconnus, des années plus tard, comme étant la mienne. En nul autre lieu, je ne fus pour moi-même une telle hantise. Et pourtant, la chambre à coucher est bien ce lieu où l’on se retrouve, où l’on se repose, où l’on reprend son souffle. C’est ainsi qu’on la vend, c’est la meilleure façon de la vendre. La chambre à coucher c’est l’espace du répit. Je me demande alors : qu’y mettons-nous en suspens ?

Au cours du XXème siècle, la chambre à coucher s’est imposée au sein de l’habitat occidental comme espace indispensable de la vie privée et du repos. Dans Une chambre à soi de Virginia Woolf, la chambre personnelle permet l’épanouissement de la vocation littéraire de la femme. Quelques années plus tard, à Istanbul, dans la chambre 411 du Pera Palace, Agatha Christie écrit Le crime de l’Orient-Express. Au même moment, la chambre à coucher d’un couple de quidams se change en sanctuaire de la jouissance et de la reproduction, suivie de près par la chambre-mitard réservée à l’enfant turbulent. Chez les détaillants mobiliers et dans les catalogues de décoration d’intérieur, on travaille contre la chambre à coucher brinquebalante que peignait Van Gogh au siècle précédent. En tête de liste de l’annonce immobilière, on peut déjà voir écrit grande chambre à coucher, calme, avec vue sur le parc.

L’importance récente de la chambre à coucher circonscrit en ce lieu, pour la majeure partie de la population, un certain nombre d’activités, allant de la vie sexuelle à la délectation intellectuelle, qui étaient auparavant disséminées dans l’ensemble de l’habitat. L’existence d’une pièce exclusivement dédiée au sommeil n’est pas toujours allée de soi. Aujourd’hui, il est communément admis qu’il en va du bien-être psychique de chacun. Or, on peut supposer que ce repli de l’individu dans cet espace privé-fermé au sein de l’espace privé-ouvert constitué par le reste de l’habitat n’est pas sans conséquences.

La chambre à coucher ayant été consacrée comme espace privilégié de méditation, toute la pensée qui y est produite semble rabattue, comme par suggestion architecturale, sur le domaine du rêve, et ainsi découragée de son éventuelle concordance avec un projet commun. Si l’on peut, sous certaines conditions, faire valoir la nécessité d’une chambre personnelle pour penser à son aise, on peut également soumettre l’idée selon laquelle ce qu’on y pense y somnole. La chambre est parfois le lieu de l’épanouissement personnel, elle est aussi, incontestablement, le sas de décompression du travailleur harassé, le mouroir de l’amoureux trahi, l’espace du pétage de plombs, premier lieu du passage à l’acte en ce qui concerne les suicides à domicile et les homicides passionnels. Seul dans une chambre, jamais les tensions liées au monde social ne se transforment en dispositions politiques, pas plus que la morgue et l’amertume ne se changent en amour, car le sommeil rode, prêt à nous faire ravaler notre courage. Le lendemain, je quitte rarement mon lit avec détermination.

Puisque rien ne sort de la chambre, il faut bien aller y chercher ce que l’on veut. Dès lors qu’il est admis que la chambre est le sacro-saint du privé, aussitôt sa violation culturellement condamnée, ce grand débarras à secrets devient le terrain de chasse des enquêteurs en tout genre car ils savent qu’ils y trouveront, immanquablement, des pièces à conviction. Nous pourrions dresser une liste interminable des faits divers, livres et films dans lesquels armes du crime, amants, lettres compromettantes, magots, produits illicites et lectures subversives sont découverts sous le matelas, sur la table de chevet, dans la commode ou le placard.

On aurait donc tort de croire que la chambre à coucher est une affaire strictement personnelle, elle participe, par ses capacités d’isolation et de localisation, à la gestion globale de la population.

Il n’existe pas de statut juridique de la chambre à coucher et il semble difficile de légiférer à l’intérieur de l’habitat. En revanche, les ondes sonores alentour, qui peuvent aisément en traverser les murs et atteindre la chambre à coucher, tombent, depuis la fin du XXème siècle, sous le coup de la loi. L’axiome de cette abondante législation relative au sommeil pourrait être interprété de la manière suivante : passé une certaine heure, il est du devoir de chacun de retrouver sa chambre. Des mesures anti-bruits jadis réservées aux hôpitaux s’étendent à l’ensemble de l’espace urbain, l’éloge du sommeil de plomb relève désormais du civisme. La nuit, la loi protège celui qui dort, son corollaire : cauchemar, insomnie et somnambulisme ne sont jamais que des pathologies du sommeil, traitables par les laboratoires pharmaceutiques.

Je voudrais maintenant poursuivre cette recherche en pariant sur le cinéma, art de masse par excellence, qui pétrit l’inconscient collectif autant qu’il en est le réflecteur.

Le sommeil de plomb est précisément au cœur d’Inception, film de Christopher Nolan unanimement salué par la critique. C’est un sommeil vidé de son sens, si bien qu’il s’annule en tant que sommeil. En effet, dans Inception, dormir est un job. C’est peut-être là tout l’intérêt du film : substituer la vie active, dans tous les sens de l’expression, à l’expérience onirique tout en soutenant, bec et ongles, que nous avons bien affaire à la seconde. Cobb, le personnage principal interprété par Leonardo DiCaprio, est un professionnel de l’ « extraction », technique consistant à pénétrer dans l’inconscient d’autrui pendant son sommeil pour y subtiliser un secret. Le sommeil n’est plus le garant de l’intégrité du moi mais un champ de bataille où l’on défend des intérêts économiques. En effet, puisque l’ « extraction » pratiquée par Cobb est devenue le principal moyen de l’espionnage industriel, les personnes susceptibles d’en être les victimes sont formées pour défendre, pendant leur sommeil, les informations qu’elles détiennent.

L’invasion du domaine onirique par les enjeux du monde du travail est loin de s’arrêter là. Etant donné la complexité de la tâche à accomplir, Cobb doit s’entourer d’une équipe de gens qualifiés (un chimiste pour les sédatifs, un responsable stratégique pour planifier l’entrée par effraction dans l’inconscient de la victime, un dream designer pour le dream design ), connectés les uns aux autres au cours de l’opération (Intranet).

Enfin, la psychologie simpliste à laquelle fait appel l’équipe pour mener à bien sa mission est celle-là même qui œuvre au sein du monde du travail contemporain, limitant son investigation éclair à ce qui freine la performance du travailleur (Cobb doit se débarrasser de ses remords de veuf pour arriver à ses fins professionnelles) ou le forfait du concurrent (Cobb parvient à orienter la décision de l’héritier d’une multinationale en lui réglant son Œdipe).

Inception ne s’intéresse pas au rêve, il n’en épouse que très rarement la logique ; à savoir, seulement lorsque cette dernière concorde avec celle du montage d’un film d’action du XXIème siècle et permet d’en amplifier les effets (les flashbacks à répétition, les cascades en apesanteur, le montage alterné à plusieurs vitesse de la scène finale, la bande-son sursignifiante). A de multiples reprises, Christopher Nolan fait mine de contaminer la rationalité de ce qu’il montre par la puissance dérangeante du rêve (le plan final sur la toupie), pourtant celle-ci ne cesse de surplomber le film. Les comportements des personnages et leurs motifs ne sont jamais équivoques, la moralité de Cobb est sauve puisqu’il accepte une dernière mission dont le but est d’empêcher la mise en place d’un monopole économique, rétablissant ainsi le jeu de la libre concurrence. Les transformations architecturales et les contractions temporelles n’obéissent pas à la logique paradoxale du rêve mais sont l’œuvre des dream designer. Même l’esthétique et les situations de type jeu-vidéo, aussi fantaisistes soient-elles, suggèrent que les actions des personnages sont réalisées dans les limites d’un gameplay – développé au préalable par un game designer, implanté par un programmeur – et se font donc dans un environnement pleinement contrôlé. En réalité, Inception œuvre avec rage contre la dynamique ambivalente et délirante du rêve, et, en cela, fait écho au fantasme de maîtrise de la psychologie du travail. Au terme de l’aventure, les états antinomiques de veille et de sommeil se trouvent réconciliés grâce à la continuité du travail. Prenez K.Dick et Burroughs, remplacez le LSD par du Lexomil et du Narcozep, vous obtiendrez la culture d’entreprise. C’est ce que semble nous dire Inception.

Qu’en est-il alors de la chambre à coucher ? Le film ne nous en montre qu’une seule, au sens classique du terme, c’est la chambre dévastée que nous apercevons dans les souvenirs de Cobb et de laquelle son épouse, persuadée d’être toujours dans un rêve, se défenestre. La chambre à coucher est le lieu d’effondrement de l’individu ne parvenant plus à supporter ses conditions d’existence.

A ce modèle obsolète, dangereux terreau de psychoses, Inception oppose une chambre à coucher qui se résume à un simple dispositif technique d’assistance au sommeil. Cette chambre à coucher minimale, réduite à une machine soporifique que l’équipe de Cobb trimbale aux quatre coins du monde, devient donc mobile. Bien sûr, le décloisonnement qui en découle n’est pas un retour à l’ordre ancien. On ne retourne pas dormir dans la salle commune, on dort là où le travail nous porte : chambres d’hôtel, salons de détente, trains, avions.

La chambre singulière disparaît. Dans Inception, le salut de Cobb, traqué et accusé à tort du meurtre de sa femme, ne passe pas par sa capacité à prouver son innocence mais par les services rendus à un potentat économique suffisamment puissant pour faire que cette chambre à coucher – qui hante le personnage et qui demeure, aux yeux de la justice, une scène de crime – sombre dans l’oubli. La morale de l’histoire devient alors intéressante car inattendue à l’heure où l’on pointe du doigt la souffrance au travail : ici, le sommeil est au mieux une perte de temps, seul le travail soigne et blanchit.

C’est alors qu’Inception nous révèle quelque chose sur la manière dont la nature de la chambre à coucher s’inverse au fil des siècles. Alors qu’au Moyen-Âge, celle-ci constitue, pour ce qu’il y a de plus précieux, l’ultime rempart contre les invasions du monde extérieur, elle est aujourd’hui le trou noir dans lequel l’ensemble de l’habitat est aspiré jusqu’à ce qu’il ne reste quasiment rien – que l’on songe aux hôtels capsules japonais – qui ne sépare l’individu de son lieu de travail. Définition future : la chambre à coucher est le lieu où se neutralise l’individu lorsqu’il n’est pas à son poste.

La véritable question est donc la suivante: que devons-nous mettre en suspens au dortoir ? Dans une interview pour Screencrave, le journaliste s’interroge sur l’absence de l’aspect sexuel et absurde du rêve dans Inception, et Christopher Nolan répond :

« Il existe certains aspects des rêves – l’analyse des rêves, la manière dont on doit les présenter dans le film – que l’on se doit d’éviter quand on travaille sur ce genre de film d’action car ils seraient soit trop dérangeants, soit trop comiques. »

Christopher Nolan est un cinéaste poltron, d’autres le sont moins. Revenons à la chambre de l’enfant, emplie de cette présence hostile. Maintenant regardons l’enfant grandir, et cette présence s’incarner. Les pales du ventilateur tournoient au-dessus du lit de l’adolescente et soudain une voix se fait entendre, le sommeil gagne, et des griffes acérées surgissent dans l’entremêlement des draps, la porte vole en éclats, et le croque-mitaine géant entre en scène. Twin Peaks, Les griffes de la nuit, et Halloween, chacun à leur manière, s’attaquent à la fonction de refuge de la chambre à coucher et en font le champ de bataille du passage à l’âge adulte.

On peut d’abord remarquer que les trois sagas introduisent leurs célèbres démons de façon assez similaire. Bob, Freddy Krueger et Michael Myers ne font pas d’entrées fracassantes dans les vies de leurs victimes, ils s’y immiscent petit à petit, précédés de présages, aperçus au détour d’une allée, résidus flous d’un mauvais rêve, aussi insaisissables qu’un sale pressentiment. En fait, ils ont toujours été là. L’ignoble est ancestral. Bob n’est autre que le père de Laura Palmer. Freddy Krueger a déjà terrorisé Nancy Thompson lorsqu’elle était enfant. Michael Myers est le demi-frère de Laura Strode. Cependant, lorsque les jeunes filles fouillent dans leurs souvenirs, elles ne se heurtent qu’aux imperfections de la mémoire. Dans leurs chambres à coucher, les futures victimes ruminent à en perdre le sommeil le bouleversement à venir. Le lendemain, leurs parents, professeurs et employeurs ne font que constater leurs cernes qu’ils mettent sur le compte de soirées trop arrosées, le monde des adultes semble totalement indifférent au mal qui guette les jeunes gens.

La chambre à coucher n’a plus rien d’un havre de paix cosy où la présence des objets chéris accumulés au cours de la vie participe au maintien et à la continuité du moi, les différents éléments qui la composent sont désormais autant de signes funestes : peluches lacérées, pages de journal intime arrachées, et toujours les murmures du ventilateur qui semble brasser des fantômes. La chambre à coucher devient le lieu où la cohérence du monde est remise en question. La brèche est ouverte. Au petit matin, le familier a disparu, l’architecture du chez soi est définitivement perméable. Bob enjambe la fenêtre, Freddy prend corps dans la salle de bain, Michael Myers planque dans le dressing. A partir de là, c’est le monde entier qui déconne et le seul moyen de sauver sa peau est d’en accepter la logique délirante. Alors qu’Inception nous assène que le rêve est une mauvaise réalité, dénuée de pudeur et de rigueur, ces films nous montrent que la réalité a tout d’un mauvais rêve, incompréhensible, violent et amoral.

Le passage à l’âge adulte n’a jamais été un processus naturel, c’est un passage forcé et brutal qui nécessite des adultes pour que les adolescents le deviennent à leur tour. Twin Peaks, Les griffes de la nuit, et Halloween sont autant de mises en scènes du meurtre de l’innocence. Là où Inception invoque mollement le meurtre du père, ce trio propose une thèse autrement plus intéressante : le meurtre systématique de l’enfant. Bob est l’avatar d’un père incestueux et tueur de prostituées, Freddy est la version cauchemardesque d’un pédophile, Michael Myers commet son premier meurtre à l’âge de six ans lorsqu’il surprend sa sœur au lit avec un amant. Si les parents semblent ne pas comprendre les maux de leurs rejetons, nous apprenons par la suite que cette incompréhension est feinte. Les parents connaissent les croque-mitaines. Ils savent qu’en tant que parents, ils se doivent de regarder l’enfant périr, sans broncher. La chambre de l’adolescent rentre alors en conflit avec le reste de l’habitat, dont l’organisation et la décoration relèvent des goûts parentaux. C’est un refuge, certes, mais l’assaut est imminent.

C’est peut-être dans cette position inconfortable que l’on tient la chambre à coucher, lorsque nous sommes écartelés entre celle des parents et celle de l’adolescent, attentifs à la manière dont elles se mettent en crise mutuellement. Nul répit dans la chambre à coucher, mais de la récupération d’énergie : c’est là que la force de travail se régénère, que l’acceptation des conditions d’existence se raffermit, c’est aussi là que les désirs contrariés et écartés refont surface comme autant d’existences alternatives aux potentiels avortés. C’est encore là que j’ai été conçu, alors que le monde était déjà fait par d’autres, ces ancêtres hostiles qui dévoilent visages et intentions à la fleur de mon âge. Sur la porte de la chambre de l’adolescent, on voit écrit en lettres rouges : NO FUTURE.

Dans ma chambre à coucher d’enfant, je gardais la tête sous les draps et laissais mes doubles utiliser mes jeux.

Un-deux, Freddy te coupera en deux.

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