Raymond Domenech

Enquête sur l’homme qui ne voulait rien dire

Crame


« Fuck you. Fuck la France. Fuck Domenech. » (Booba, Caesar Palace, 2010)

Raymond Domenech a été chargé par une fédération sportive de sélectionner les joueurs de l’équipe nationale entre 2004 et 2010. C’est une fonction très importante dans le pays, ce qui explique qu’il ait eu à s’exprimer à de nombreuses reprises auprès du public, via les médias nationaux et internationaux. Son personnage public est très mal passé durant ces années, et il porte aux yeux de nombreuses personnes une grosse part de la responsabilité des échecs de l’équipe lors des grandes compétitions de 2008 et 2010. Sa mauvaise communication est un des principaux reproches qui lui sont faits. Au fait, que disait-il ? Que / voulait-il / nous / dire ?

Voici quelques extraits de ses prises de parole en présence de caméras durant les dernières années de son passage à la direction de l’équipe de France de football. Ces extraits sont dépouillés de la majeure partie de leur contexte, pour tenter de connaître, paradoxalement, leur juste place.

1er avril 2008
Vidéo de la Fédération française de football


« On a beaucoup réfléchi. C’était pas évident, mais on s’est dit que finalement, la saison est très chargée pour les joueurs. Donc on a réfléchi, on s’est dit ‘à quoi ça sert d’envoyer une équipe de France à l’Euro qui ne sera pas compétitive ?’. Le mieux, c’est de dire ‘on n’y va pas’, c’est tellement plus simple. « Je préfère me préparer directement pour la Coupe du Monde avec une équipe qui aura vraiment envie, plutôt que de s’épuiser encore, deux ans avant la Coupe du Monde, dans une compétition où on n’aura pas eu le temps de se préparer. »

C’était un gag du premier avril. On dit que tous les Français pensent être les meilleurs sélectionneurs de l’équipe de France de football. Raymond Domenech a-t-il occupé le poste que tout le monde méritait plus que lui ?

17 juin 2008
Interview d’après-match

« Pour toutes les erreurs, je pense que je lirai les journaux demain, je pense que ce sera plus vite fait. »
« Bon allez, salut. Tu me gonfles, là. »

1000 questions, 1000 explications, 1000 moments d’incompréhension, 1000 désaccords, 1000 silences, 1000 reproches. A la même époque, dans les entreprises, dans les administrations, les salariés passaient des « entretiens annuels d’évaluation ». Que se passait-il vraiment lorsqu’on n’atteignait pas les objectifs fixés ?

Autre interview à l’issue du même match

« Rien. J’ai juste une chose à dire, là, aujourd’hui, c’est… J’ai fermé la parenthèse, j’ai qu’un seul projet, c’est d’épouser Estelle. Donc c’est aujourd’hui que je lui demande vraiment. Je sais que c’est difficile, mais c’est dans ces moments-là qu’on a besoin de tout le monde et j’ai besoin d’elle. »

En 2010, on disait encore qu’il prenait tout le monde à contre-pied. Comment peut-on prendre l’autre à contre-pied plusieurs fois de suite ? Le pas ne s’adapte-t-il pas automatiquement ? Ne s’habitue-t-on jamais vraiment aux gens ? Est-ce que certaines personnes sont toujours décevantes, toujours dans la loose même lorsque leur situation est la plus enviée ?

18 juin 2008
Conférence de presse


« Pardonnez-moi d’avoir eu un brin d’humanité à un moment où j’aurais du rester froid, professionnel. J’ai eu ce moment… oui, d’humanité, derrière ma carapace de sélectionneur, j’ai eu un moment une lueur, et j’ai eu envie de dire aux gens que j’aime que, c’est vrai, que je les aime, et c’est dans les moments difficiles où j’ai toujours cette réaction. »
« Si j’avais réfléchi deux secondes, je me serais dit ‘attends, qu’est-ce qu’ils vont me dire les autres, derrière !’ Je me serais tu encore pendant quelque temps. »

Un ancien joueur de l’équipe nationale, Christophe Dugarry, passé consultant, avait dit en 2009 : « Ce qui m’agace avec Raymond, c’est qu’on ne parle que de sa communication, et on ne parle jamais football. » On parlait de ce qu’il disait, et lui aussi parlait de ce qu’il avait dit. Il disait que ce qu’il disait servait, tantôt à protéger les joueurs de son équipe, tantôt à dire aux gens qu’il aimait qu’il les aimait.

Septembre 2008
Conférence de presse


« Bonjour à tous, et à toutes. Il y a du monde, aujourd’hui. Ah oui, c’est vrai, l’odeur du sang vous intéresse. Je vais peut-être m’arrêter. C’est même pas du premier degré, aujourd’hui. C’est du deuxième degré. Non, c’est l’inverse, c’est l’inverse. Enfin, je suis content d’une seule chose – là, je peux vous dire, je suis vraiment heureux d’un truc : c’est que les lois d’exception et la guillotine n’existent plus, parce que sinon j’en vois quelques-uns ici qui se seraient fait un malin plaisir de m’envoyer sur l’échafaud. Mais bon, j’ai tué personne ; mais bon, peut-être que j’aurais été mieux servi si j’avais tué quelqu’un, j’aurais eu des circonstances atténuantes. Nous n’en avons pas, et j’ai pas l’intention ici de débattre de mon sort, je vous préviens tout de suite : je viens ici pour parler de l’équipe de France, du match de mercredi. Tous ceux qui ont des questions à ce sujet-là, je réponds. Pour les autres, vous savez ce que j’en pense. »

« Enfumer ». « Botter en touche ». « Renvoyer les journalistes dans les cordes ». « Avoir des phrases malheureuses ». La « communication » de Raymond Domenech avait été modélisée par les médias. Elle ne ressemblait pas à celle, formatée, de ses contemporains, sportifs, politiciens, agents de l’industrie du divertissement. Elle bénéficiait de son format propre.

Février 2009
Plateau, émission « Canal Football Club »


« Je n’essaye pas de vous enfumer. Vous voulez qu’on parle de football. Je parle toujours de football. C’est vous qui avez fait un reportage sur ma communication. » « A chaque fois, je suis obligé presque de me défendre sur moi. J’aimerais qu’on m’oublie. J’aimerais complètement qu’on m’oublie et qu’on parle des joueurs de l’équipe de France. » « On a l’impression que je veux enfumer tout le monde. Je ne veux enfumer personne. Quand je dis qu’il a déjà joué, quand je dis qu’il y a un suspendu, quand je dis qu’il y a un blessé, c’est la réalité. Alors peut-être qu’on me dit que cette réalité, je dois la changer, la transformer ; j’essaye. J’essaye de faire que ça soit le mieux possible. J’essaye de faire avancer l’équipe, parce que ce qui m’intéresse, c’est ce qui intéresse tous les gens qui s’intéressent au football, ce que l’équipe de France marche, qu’elle fonctionne, que ce soit avec moi, avec un autre, avec n’importe qui. Je suis le premier défenseur de l’équipe de France à l’heure actuelle et je le resterai éternellement. »

Raymond Domenech méritait-il le quart de l’attention que le pays lui portait ? Quelques mois après la fin de sa mission de sélectionneur, certains s’amusaient du fait qu’il ait été vu sortant d’une agence Pôle Emploi, lieu fréquenté par des personnes au chômage. L’image était frappante. Chômeur ou en activité, n’aurait-il pas simplement dû rester un nobody ?

Mai 2010
Interview, émission « Téléfoot »


« C’est pas ‘je regrette’ ou ‘je regrette pas’, ‘est-ce que c’est jouable’ ou ‘est-ce que c’est pas jouable’, je veux dire, est-ce qu’on peut toujours expliquer un truc d’une manière ou d’une autre ?»

Si c’est vrai qu’il « nous enfumait », alors quels étaient les ressorts de la manipulation à l’œuvre ? Quels objectifs servait-elle ? Et qu’en a-t-il tiré ?

Juin 2010
Plateau, sur TF1

« Il nous reste un match. Laissez-nous vivre encore deux-trois jours avec un peu d’espoir. » « Vous me reprochez souvent de ne pas donner d’explications. Je suis là pour ça, et vous ne parlez que des ragots et des bruits qui tournent autour de l’Equipe de France. » « A un moment, quand un sélectionneur, un entraîneur, là en l’occurrence c’est moi, dit quelque chose à un joueur, qui est déjà sous pression, qui peut s’énerver, qui peut avoir un moment d’énervement, et qui a des mots, mais l’objectif c’est de se dire, c’est pas ce qui se passe là à l’instant. Pour moi, c’était insuffisant, ce qu’il faisait ; je lui ai dit. Ça me paraît normal, jusque-là. Lui, il réagit d’une manière, peut-être pas la plus adaptée, mais en fonction de son caractère. Mais c’est pas un affrontement. C’est le mec qui est assis et qui marmonne, et qui dit des trucs comme ça, ça n’a pas d’importance. L’importance, elle est venue parce que c’est à la une d’un journal. »

A certains moments, ce qui se jouait sur des pelouses et à leurs abords se confondait avec ce qui se jouait dans la société française. Pour certains commentateurs très écoutés, l’équipe dans son ensemble ou certains de ses membres devenaient les symboles du pays entier, d’une génération, d’une génération dans certaines zones d’habitat ou de certaines origines, voire le reflet de l’état d’esprit et des valeurs du pouvoir en place.
Raymond Domenech pouvait-il aussi être analysé comme le miroir – couvert de crachats – de son pays ? Quelle fraction ou tendance de la société sa personnalité, son comportement incarnaient-ils ?

21 juin 2010
Conférence de presse

« Même si je vous le dis, vous ne me croirez pas, donc je vous le dis quand même. » « J’ai 22 joueurs, je pense que le mot ‘confiance’, il n’a plus lieu d’être à ce niveau-là, ça ne veut rien dire. J’ai pas à leur faire confiance, ou pas faire confiance. J’ai à les mettre dans une situation pour qu’ils soient le plus efficaces possible encore une fois, et c’est pas facile aujourd’hui mais c’est comme ça. A eux maintenant de montrer sur le terrain qu’ils se sont rendus compte quelque part de ce qu’ils avaient fait – et ils s’en sont rendu compte petit à petit ; ils ont pris conscience de l’ampleur de ce qu’ils avaient fait – et qu’ils savent que le seul moyen de rattraper le coup, c’est d’être performant sur le terrain et de montrer quelque chose et de jouer à fond l’infime chance minime qu’il y a encore de rêver. »

A quel moment sait-on que les mots sont inutiles ? Et ceux qui sollicitent ces mots le savent-ils ? Il parlait, les mots formaient des tas, et il ne disait rien, vraiment.

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